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Chroniques
Jenůfa
opéra de Leoš Janáček
Donnée dans plusieurs villes tchèques dans la dernière décennie du XIXe siècle, Její pastorkyňa (Sa belle-fille, 1890), la pièce de Gabriela Preissová (1862-1946) est typique d’une veine régionaliste et naturaliste alors à la mode. Leoš Janáček (1854-1928) s’intéresse assez vite à cette peinture d’un monde rustique corseté par des règles ancestrales et s’attelle à son adaptation, dès la naissance de son opéra Počátek románu (Le début d'une romance, 1894) – les amours contrariées d’une villageoise et d’un baron, pour cause de rang social. Elle l’occupe jusqu’au tout début de 1903, un an avant sa présentation au public de Brno, le 21 janvier 1904. Viennent ensuite les créations praguoise (1916), viennoise (1918) et berlinoise (1924), qui assurent l’avenir de l’ouvrage dédié à Olga, la fille du musicien dont l’agonie accompagna l’écriture des dernières mesures.
Quoi de neuf, chez le sensible natif d’Hukvaldy ? Si on l’a parfois rapproché de l’auteur de Tosca, leur art n’est pas similaire, ainsi que le rappelle Patrice Royer en citant Václav Nosek : « Janáček veut saisir non seulement les sentiments, mais avant tout les causes d’un état d’âme concret, causes qui créent la tension dramatique du personnage. C’est justement cette évolution psychologique, une sorte de cinétique intérieure, qui marque le plus nettement la différence entre Janáček et l’enregistrement des états d’âme statiques de Puccini » (Leoš Janáček, Bleu nuit éditeur, 2004) [lire notre critique de l’ouvrage].
Face à des « psychologies complexes et sombres » qui enrichissent le drame en déchirements, le metteur en scène Yves Lenoir caractérise brillamment chaque personnalité. Les Actes I et III se déroulent dans un hangar métallique ouvert sur une plaine grise de paysage quasi minier – décors de Damien Caille-Perret et costumes de Jean-Jacques Delmotte –, où paraissent Laca et Števa. Le premier s’avère vif à sortir son couteau, le second à vider une bouteille, et tous deux s’adonnent à tripoter Jenůfa, à la moindre occasion. Sans desservir la vision générale, beaucoup de déplacements parasites, de chaises renversées animent artificiellement ces deux portions. On leur préfère l’Acte II qui, dans une blancheur troublante, ouvre le cœur d’une Kostelnička intime et attachante.
Cette dernière domine la distribution, sous les traits de Sabine Hogrefe, soprano plus sec qu’onctueux, aux graves généreux. Dans le rôle-titre, Sarah-Jane Brandon offre un chant clair et fluide, parfois trop confidentiel. Helena Köhne (Grand-mère) ne manque pas d’ampleur, ni Roxane Chalard (Jano) de chaleur. Katerina Hebelkova (Karolka), fort impactée, et Svetlana Lifar (Femme du maire) se distinguent également, au milieu du reste de la distribution féminine, bien tenu par Axelle Fanyo (Barena), Delphine Lambert (Bergère) et Dana Luccock (Tante).
Chez les hommes, la puissance de Daniel Brenna (Laca) s’impose même dans les ensembles, sans beaucoup de nuance [lire notre chronique du 21 novembre 2015]. De plus, sa gestuelle vériste paraît grotesque si elle ne sert à renforcer le côté balourd du personnage. Notre préférence va donc à Magnus Vigilius (Števa), ténor qui allie vaillance, rondeur et brio. On aime aussi Tomáš Král (Contremaître du moulin), baryton d’une santé presque incisive, soucieux d’articulation [lire nos chroniques du 22 août 2009, des 9 octobre et 16 novembre 2016], et Krzysztof Borysiewicz (Maire), basse efficace. Solide, le Chœur de l’Opéra de Dijon doit être félicité également, tout comme l’orchestre de chambre Czech Virtuosi, aux cordes superbes. Stefan Veselka les guide avec une tension tendre et colorée à souhait. Quelques ciselures auraient pu apporter un relief supplémentaire, par moments, mais l’essentiel est là, pour le plaisir d’un public fasciné.
LB